Patrick Jouin et Sanjit Manku, tandem singulier formant l’agence Jouin Manku depuis 2006, ne cessent d’imaginer l’avenir en réinventant le passé. À l’écoute de tous les temps et de toutes les cultures, ils font résonner de sens les espaces et leurs composants, conférant une grande justesse à chacun de leurs projets sur mesure. La vision de ce duo en vogue est particulièrement prisée, et ses compétences sont désormais sollicitées partout de par le monde, des hôtels renommés de Paris et de Strasbourg aux restaurants étoilés à Bangkok ou Singapour, du prochain salon VIP de l’aéroport Charles-de-Gaulle à la prestigieuse Mamounia de Marrakech. Dans le long entretien qu’il nous a accordé, Sanjit Manku dévoile, entre autres, leur méthodologie de travail. Découverte.

Par Kaoru Urata

On doit notamment à Sanjit Manku, associé à Patrick Jouin,plusieurs restaurants d’Alain Ducasse ou les boutiques de bijoux Van Cleef & Arpels tout autour du globe, les bureaux du ministère de la Défense, un projet sur la gare Montparnasse, ou encore des hôtels de luxe tels que le Plaza Athénée, la Mamounia de Marrakech ou l’extension des Haras de Strasbourg… Sanjit Manku n’est peut-être pas l’associé designer le plus médiatique du duo, mais cela ne l’empêche pas de partager la même vision que Patrick Jouin. Né au Kenya, diplômé au Canada et luthier de formation, il revient pour nous sur leur façon de créer un projet.

Au-delà de la matière et des teintes, nous touchons […] à la spiritualité et à l’histoire des savoir-faire.

Quel sens accordez-vous à l’aménagement d’intérieur ?

Paradoxalement, l’aménagement d’intérieur commence par l’extérieur. Car un bâtiment est au départ lié à l’environnement urbain ou paysager dans lequel il se trouve et que l’on s’apprête à quitter. Lors du passage de l’extérieur à l’intérieur, une conversion s’opère entre nos rêves et les nécessités du projet. Je m’explique: si les aspirations et les besoins s’enlacent harmonieusement, je pense qu’on est alors en présence d’une conception intérieure qui trouve son sens et sa justesse. Ce qui était escompté visuellement ou tactilement devient alors l’image physique du lieu. Bien au-delà des matières et des teintes, nous touchons à la philosophie, à la spiritualité, aux arcanes de la perception, mais aussi à l’histoire des savoir-faire techniques de nos collaborateurs, fabricants, agenceurs, dont certains sont dépositaires depuis des générations. Si l’on veut concevoir pour notre génération et celles à venir, il faut abandonner toute nostalgie liée à ces valeurs et extraire leur élixir pour ajuster le projet. Lors des différentes phases d’élaboration d’un aménagement intérieur, les rêves et les aspirations de chacun se mêlent, les nôtres, ceux du client, etc. C’est une vraie aventure au cœur de laquelle la question du sens, comme vous me la posez, est constamment réfléchie et réinventée! Les projets sont dédiés aux clients, mais le processus nous appartient aussi bien qu’aux agenceurs. La qualité du projet s’appuie sur cette confiance, qui vient la nourrir intensément.

En admettant qu’il n’existe pas de scénario type, quelles sont vos méthodologies pour parvenir à ce niveau d’exigence ?

Le fil rouge méthodologique de nos projets est, premièrement, cette association efficace de notre esprit et de notre volonté. Après cela, il faut expliquer que les manières de faire changent à chaque projet. Alors, pour que le scénario fonctionne, nous avons une vision de l’organisation qui s’explique un peu comme la préparation d’un mets: nous essayons de composer une équipe de projet qui serait à 80% gracieuse, à 10% normale et à 10% étonnante! C’est important, car tout l’enjeu est dans la manière de faire. Souvent, nous expliquons aux clients que tous les projets qui appliquent cette recette seront spéciaux et permettront que les rêves deviennent réalité. Lorsque l’on veut dépasser le degré de la normalité, il importe que les acteurs d’un projet soient dans une même bulle philosophique et énergétique où ils vont pouvoir influencer les choses par leur personnalité. Nous savons par expérience que de cette dynamique et de cette réflexion naissent des projets aux caractères différents, que les clients comprennent et adoptent. Aujourd’hui, nous vivons et évoluons dans un environnement de plus en plus technique et numérique, nous sommes loin de l’époque où l’on construisait une cathédrale durant des siècles, et pourtant le travail qualitatif doit conserver un sens humain, et ce en pensant à la génération suivante, sans se faire piéger par la nostalgie. Le délai et le budget ne sont que des facteurs de contraintes.

Vous travaillez dans des continents différents, aux cultures différentes. Où puisez-vous votre inspiration?

La signature de notre agence, c’est de répondre avec le plus de justesse possible à chaque projet. Pour cela, nous nous nourrissons du contexte, des rêves des clients et des spécificités culturelles du lieu. Dans ce contexte, le sur-mesure est de rigueur car ce trio n’est jamais le même d’un projet à un autre. Nous sommes toujours extrêmement attentifs et curieux des techniques, de la façon dont sont travaillés le métal, la faïence, le bois, le verre, etc. Chaque pays, région, ethnie, communauté a son propre rapport aux matières. Si les pierres, le verre, le coton, la soie sont des matières nobles, que nous apprécions énormément, elles peuvent se faire damer le pion lors de notre rencontre avec un maestro du pays qui travaille une matière ordinaire, comme le plâtre, et va inventer dans le cadre du projet ce qui n’avait jamais été réalisé avec. Le sublime naît là aussi, ce sublime dont le projet a besoin. Les clients veulent souvent connaître très en amont la proportion de fabricants locaux impliquée dans le projet, information que nous n’avons pas forcément dès le tout début. En revanche, nous avons l’expertise pour gérer cette situation, car la recherche des bons fabricants est véritablement un de nos savoir-faire. Toute l’aventure spécifique commence par là. Nous cherchons les fabricants qui partagent la même sensibilité dans le processus. Souvent, nous correspondons avec des artisans ou des maîtres d’art sans pour autant pouvoir les rencontrer, mais à force d’avoir des échanges intenses et de réaliser des projets ensemble, nous tissons une véritable relation. En moyenne, lorsque les projets se situent à l’étranger, entre 70 et 80% sont réalisés localement par des personnes que nous ne connaissons pas de visu. Les 20 à 30% restants correspondent à des réalisations confiées à d’autres artisans d’exception, qu’ils soient de Los Angeles ou de Bangkok par exemple.

Lorsque l’on veut dépasser le degré de la normalité, il importe que les acteurs d’un projet soient dans une même bulle philosophique et énergétique où ils vont pouvoir influencer les choses par leur personnalité.

Comment orchestrez-vous les maîtres d’œuvre, les maîtres d’ouvrage et les fabricants pour atteindre l’objectif commun

Nous sommes les interprètes du projet car nous le concevons et nous le dessinons, mais nous ne le fabriquons pas. Nous demandons à des tiers de le fabriquer. Pour revenir à la métaphore culinaire, c’est à nouveau une affaire de recette. Tout est influencé par les occupants de cette bulle, les maîtres d’œuvre, les maîtres d’ouvrage, les fabricants, et nous concoctons une recette dont le résultat ne sera jamais identique. Patrick [Jouin, ndlr] est fils d’artisan, petit-fils d’ébéniste, et sait analyser la fabrication des choses. Pour ma part, j’ai reçu une formation de luthier et je continue à fabriquer des instruments chez moi. Je précise cela pour mettre en exergue notre rapport mature et personnel à la matérialité, notre profonde conception de l’influence de la personne sur la matière. Autrement dit, s’il y a trois personnes sur le projet, il y aura trois approches argumentées et trois résultats. Cette sensibilité facilite nos échanges avec les intervenants qui assurent les fabrications et les mises en œuvre.

Certains artisans au savoir-faire avéré ont avoué redécouvrir leur potentiel au gré de leur collaboration à vos projets

C’est exactement ce niveau d’exigence que nous essayons d’atteindre. Lorsque l’on se balade au musée du Louvre, on constate qu’il existe au monde et dans les différentes civilisations toutes les idées potentielles que les humains peuvent avoir sur les matières et les fonctions. Alors, on se dit que tout est fait et qu’il n’y a plus rien à faire. C’est comme les innombrables chansons d’amour qui existent. Et pourtant, tous les jours naît une nouvelle interprétation… Patrick a cette capacité affûtée de savoir recueillir les sensations pour qu’advienne quelque chose de différent. Lorsqu’il souhaite inventer le futur en dépassant des limites, il essaye de se positionner entre l’histoire précédente des fabricants et l’actuelle pour comprendre de ce qui a été inventé dans le temps, toujours habité par cette volonté de répondre au projet avec justesse.