Fondée en 2010 à Paris, l’agence d’architecture intérieure de Véronique Cotrel et François Mille – respectivement directrice de création et directeur – compte aujourd’hui une quinzaine de collaborateurs qui interviennent dans tous les secteurs du bâtiment. Réputée pour ses projets clés en main, notamment en habitation, elle dispose depuis novembre 2022 d’une antenne au Touquet. Entretien avec Véronique Cotrel.

Quel est votre positionnement en tant qu’architecte d’intérieur ?

Nous essayons de réaliser des projets sur mesure, car c’est ainsi que nous pouvons nous exprimer le plus et c’est aussi la meilleure façon de décliner le fil conducteur d’un projet, tout au long des différentes pièces d’un appartement ou d’une maison. Décliner l’aspect ou la texture d’une matière ou jouer sur la hauteur, par exemple, d’une bibliothèque… tout est question d’équilibre. Nous essayons de rester cohérents dans le dessin d’agencement en rapport avec le choix des matériaux pour que, lorsque nous entrons dans l’espace, tout paraisse fluide, comme si l’ensemble existait déjà auparavant.

En 2023, que représente pour vous la cuisine? Quelle est sa fonction?

Aujourd’hui, nous l’appelons plutôt «family room», l’espace de vie, ou le point de ralliement. Sa centralité comme rond-point du foyer est significative. Cet espace doit être aussi fonctionnel que convivial. Après en avoir ôté les codes stéréotypés des cuisinistes pour y ajouter des codes d’agencement de l’ordre du sur-mesure, nous ne parlons plus de «cuisine». Jouer sur une différence de 1 à 2 cm de hauteur de crédence, sur les épaisseurs des plans de travail, sur les étagères ou encore sur le traitement du sol… cela peut tout changer. La cuisine est réellement devenue multifonctionnelle.

La crise sanitaire a-t-elle fait évoluer l’intérêt des gens pour la cuisine?

En tout cas, la crise sanitaire n’a pas changé la fonction de la pièce à cuisiner. Elle a toujours été centrale et un espace pivot dans l’habitat; pour les Français, c’est l’un des premiers budgets. Parallèlement, cette crise nous a poussés à créer des bureaux ou des petites cellules annexes pour répondre à l’ampleur prise par le télétravail.

Vos clients imaginent leur habitat autour de cet espace vie, en somme?

En effet, même si cela dépend de la catégorie de client, de la taille de l’habitat ou du budget. Combiner la cuisine avec l’espace de vie permet d’ajouter une chambre supplémentaire. Dans un appartement, la cuisine prend assez systématiquement sa place centrale. Dans une maison, en fonction de la taille, on peut concevoir une cuisine un peu plus fermée ou familiale pour créer une salle à manger, un boudoir, une tisanerie ou un bar. On développe souvent une deuxième mini-cuisine. Côté budget, elle occupe une part importante, car aujourd’hui Il y a un réel engouement pour le plaisir de cuisiner… et celui de se mettre en scène dans sa cuisine.

Comment construisezvous vos projets, et comment répondezvous aux attentes ?

Le client commence par présenter sa composition familiale et raconter son histoire. Pour un apparte ment ou une maison secondaire, l’approche est complètement différente. Exemple avec le pied-à-terre parisien d’un couple australien: étant donné qu’ils passent la plupart de leur temps à l’extérieur, ils ont voulu une belle cuisine, mais cachée comme une petite surprise. La fréquence d’usage est très différente selon les clients. Cependant, qu’ils soient adeptes ou non de la cuisine, le budget pour l’électroménager est important. Les vrais connaisseurs sont demandeurs de plaques spécifiques, de four à vapeur, de hotte avec extraction ou de tiroir chauffant. L’électroménager conditionne la cuisine et son style : il faut des raccords techniques à l’électricité et à l’eau, régler l’évacuation d’air et gérer l’acoustique. Mais ils ne sont pas forcément visibles, car nous essayons de tout coordonner avec l’ensemble de l’habitat.

Comment choisissezvous les matériaux ?

Nous aimons utiliser pour la cuisine des matériaux qui reprennent les codes des salons et des salles à manger. Le choix devient plus large, plus luxueux. La pierre reconstituée est vraiment géniale, d’une part par ses propriétés, et d’autre part par son aspect technologique. Nous arrivons à trouver des pierres naturelles, telles que le quartzite, qui ont une résistance et une dureté supérieures au marbre grâce à leur traitement par fusion. Nous trouvons très intéressant de s’approprier l’imperfection des matériaux naturels, notamment des pierres. Ainsi, sur le plan de travail, des taches peuvent apparaître ou disparaître, car la pierre est un matériau vivant. Les pierres calcaires absorbent le champagne ou le citron par exemple, en laissant des traces. Certes, il faut parfois informer ou éduquer les clients à accepter ces imperfections, mais nous essayons de leur révéler les propriétés invisibles d’une vraie pierre. Comme lorsque l’on regarde du marbre ou du carrelage céramique sous un rai de lumière : le matériau paraît presque transparent, comme de la peau, car la lumière pénètre différemment. C’est perceptible et cela devient hyper-chic. On constate vraiment un retour vers les matières naturelles dans la cuisine, influencé par les mobiliers du salon ou de la salle à manger. Et si dans tous les cas le propriétaire du lieu aura évidemment le dernier mot, nous évitons d’envisager le projet du seul côté pratique. Nous essayons de sensibiliser le client à l’artisanat, à la décoration, à l’imperceptible… Il ne faut surtout pas oublier de lui apporter notre expertise sur la beauté.

Quelle est votre base de réflexion pour un projet ?

Tout d’abord, c’est le lieu qui détermine le projet. Ensuite, nous étudions toutes les qualités de l’espace et ses originalités, notamment les ouvertures et les orientations. Trois éléments principaux – le lieu, le besoin des propriétaires et le budget – déterminent le cahier des charges de chaque réalisation. À partir de là, nous réfléchissons à l’intention du projet. Faut-il multiplier les teintes ou au contraire rester mono-couleur ? Faut-il privilégier un matériau ou opérer un mélange ? Nous mettons l’accent sur une idée autour de laquelle vient se fondre l’ensemble pour former un concept. Lorsqu’il y a du budget, nous nous permettons d’intégrer plus de savoir-faire artisanaux.

Parlez-nous de vos dernières réalisations.

Héritage parisien est un projet d’appartement pour une famille parisienne, qui a gardé ses moulures, ses piliers, ses arrondis, ses bronzes et ses parquets, mais nécessitait une restructuration du flux. La cuisine existante était complètement fermée et inexploitable, car elle se trouvait à l’extrémité de l’appartement; la nouvelle a donc été imaginée sur mesure. Lorsque nous avons étudié le plan, nous avons pensé qu’il serait idéal d’installer la cuisine dans une alcôve existante, avec un vieux miroir pour établir un dialogue avec la salle à manger. Nous avons alors créé une cuisine qui s’efface dans la moulure afin de la fondre dans le décor. Nous avons modifié le code de la crédence en lui laissant seulement 4 cm de hauteur, la hotte se déploie lors de l’utilisation, le four est caché derrière l’îlot. Juste à côté se trouvait un dégagement derrière une porte, où nous avons créé une «deuxième cuisine» pour y intégrer tout ce qui est technique – réfrigérateur, cave à vin… – ainsi qu’un second plan de travail. Nous avons réussi à insérer une cuisine dans son écrin sans modifier la modénature du lieu. Autre projet parisien, Stairway to Heaven est un appartement sous les toits conçu pour un couple sans enfants dans lequel, à l’origine, un couloir séparait les fenêtres de droite et de gauche. Dans la volonté de le rendre traversant, nous avons donc poussé les murs afin de l’agrandir, et nous avons conçu trois blocs techniques de mêmes taille et forme, réalisés en MDF avec placage en noyer rainuré: les toilettes-dressing, une buanderie, et une bibliothèque derrière laquelle est installée la cui sine. Depuis l’entrée et le salon, on voit cet espace cuisine qui ressemble à une tisanerie ou à un bar. La crédence est plus haute et nous avons installé des étagères et de la décoration. De nouveau, nous avons écarté les codes des cuisines traditionnelles en retirant les meubles hauts. Nous avons gagné de l’espace en créant une cuisine ouverte, agréable et fonctionnelle. Ce projet est un agencement complet, dont la menuiserie a été réalisée en étroite collaboration avec la société parisienne Bartonne. Le fait qu’il n’y ait pas beaucoup de faux plafonds nous a poussés à travailler l’éclairage avec des petits spots et des Leds en lumière indirecte, offrant en soirée un intérieur tamisé.

Quel est l’avenir de l’espace cuisine?

L’acte de cuisiner a pris un essor considérable. On désire bien se nourrir, et savoir ce que l’on mange. Par conséquent, on consacre plus de temps, d’argent et de réflexion à cet espace que l’on rapproche de l’espace de vie, familial et convivial. Les contraintes de bruit, d’odeur et de conservation sont résolues grâce à la technologie. De plus, les citadins achètent souvent leurs produits chez les commerçants du quartier et cuisinent au jour le jour. Fini le temps des grosses courses pour remplir des réfrigérateurs XXL ! Demain la cuisine va changer de nom, et ce sera une révolution. Parce qu’elle sera porteuse d’un autre sens, tiendra une autre place et aura supprimé tous les codes liés à la ménagère et au genre. Un changement fondamental pour un espace en pleine transformation.