Si la relation entre l’architecte ou l’architecte d’intérieur et l’agenceur tient du duo (et même du trio avec les exigences du propriétaire), l’agenceur peut devenir designer et s’échapper de son rôle de simple exécutant.

L ’architecte a besoin du savoir-faire de l’artisan, l’agencement est un travail d’équipe. Comment, dans les faits, cette collaboration se déroule-t-elle? L’architecte a un cahier des charges établi par son client; le design du mobilier fixe fait l’objet de plusieurs remarques du propriétaire jusqu’à l’approbation finale. L’agenceur réalise alors selon les plans. L’architecte travaille en interne sur un logiciel 3D pour le bâtiment, mais également pour l’intérieur, pour sa conception et les détails techniques. Tout est donc pensé et modélisé en amont, et un dossier complet de ces détails est fourni à l’équipe de construction (comprenant jusqu’au calepinage du carrelage, aux poignées de porte, au plan d’éclairage, bref, absolument tout). Les architectes impliquent parfois l’entrepreneur et lui posent des questions techniques lors de l’élaboration du dossier d’exécution (carnet de détails), afin que le tout soit utilisable tel quel par l’équipe de chantier. Pour la construction, l’entrepreneur et les ébénistes respectent donc les plans à la lettre, et ne proposent des solutions constructives (plutôt qu’esthétiques) que si une situation de chantier ne permet pas de respecter les plans et détails, ou si une solution équivalente et plus économique peut être mise en œuvre. Il n’en va pas de même avec les designers, dont les œuvres s’intègrent sur mesure. L’architecte leur délègue alors la conception. Dans les pages suivantes, nous sommes allés à la rencontre de ces professionnels afin de décrypter leurs rapports… Dans les trois premiers cas, l’architecte et l’architecte d’intérieur décident du design, tout en proposant des solutions aux clients et en sachant que l’agenceur sera à la hauteur parce qu’ils collaborent depuis longtemps. Dans le quatrième cas, le constructeur et l’agenceur font partie de la même société, la relation est donc encore plus proche. Dans le cinquième cas, un designer-fabricant a aménagé lui-même, jouant le rôle d’architecte d’intérieur. Dans le sixième cas, un constructeur de fustes a aménagé après l’avoir construit un chalet, sans plans, sans indications… Le septième cas est celui d’un designer et artisan dont les créations sont de véritables œuvres d’art. L’écrin doit servir le bijou, à l’architecte donc de s’adapter…

Pascale Bartoli Architecte DPLG, docteur en architecture, Architecture 54, Marseille (Bouches-du-Rhône)

La réalisation de cette loggia a exigé une bonne coordination maçon-menuisier, notamment au niveau de l’encastrement du rail.

« Depuis toujours, notre travail s’adosse largement au savoir-faire des artisans avec lesquels nous travaillons. Nous utilisons le bois d’abord, parce que c’est une matière durable, naturelle et que l’on travaille avec des matières brutes pour l’agencement. Or le bois est la mieux adaptée, il est facile à travailler et permet d’avoir un produit fini répondant à nos convictions en le laissant brut. Les professionnels de la menuiserie sont à la fois compétents, passionnés et outillés, avec cette culture de la perfection et de la finition. Nous sommes persuadés que la construction, du gros œuvre aux agencements intérieurs, est un travail d’équipe où le dialogue est la clé de la réussite. Ainsi, nous sommes toujours en discussion avec nos ébénistes et nos menuisiers pour le choix des essences et la mise au point technique de nos ouvrages. Il faut savoir les écouter et profiter de leur expérience. Le chantier est à nouveau un moment de création, de questionnement où l’on peaufine le projet, où on l’améliore, où on affine les détails et où on laisse aux artisans la possibilité de proposer des choses tout en les adaptant à notre écriture, c’est ainsi qu’on tire le meilleur de leur savoir-faire. Toute l’année, nous allons aussi rencontrer des fabricants pour trouver de nouveaux matériaux, comprendre leur fabrication, les contraintes, les aptitudes des matières. La technique nous passionne, nous ne la subissons jamais. Au contraire, nous en tirons le meilleur parti grâce aux échanges. Effectivement, la mise au point de certains détails nécessite de longues heures de conception, de dessin et des allers-retours avec les entreprises. Dans le cas précis de la loggia, il a fallu coordonner le travail du maçon qui a réalisé le banc et celui du menuisier bois qui a réalisé le châssis. Nous avons pas mal échangé sur les épaisseurs du rail à encastrer, sur la taille des ouvrants… Au départ, le menuisier comptait mettre un montant fixe dans l’angle, nous avons engagé un dialogue afin d’imaginer avec lui comment l’éviter et nous avons dessiné à plusieurs reprises le détail pour le lui soumettre. Notre menuisier, Alain Callemard, a une très bonne connaissance de son métier et surtout de la manière dont le bois va travailler par la suite. C’est lui qui détermine les sections de châssis, et nous intervenons par la suite pour intégrer un joint creux afin de limiter visuellement l’épaisseur. Il a réalisé un prototype d’une fenêtre afin de valider les détails.»

Le dialogue est la clé de la réussite.

Alain Callemard Menuisier, Caseneuve (Vaucluse)

Le coulissant intégré de la loggia vu de l’extérieur.

« Pour cette loggia, ils ont voulu un coulissant qui est très particulier à réaliser. Au départ, ils m’ont consulté pour leur projet, l’ont dessiné avec ma participation, m’ont demandé ce qui était faisable ou non – ce qui n’est pas le cas en général. En fait, ce coulissant d’angle en sipo lazuré trois couches incolores est installé dans une sous-pente, avec imposte fixe. La fermeture est compliquée car le dormant est fixé sur le coulissant pour que les deux parties se rejoignent,
ça a marché, tant mieux ! Souvent, d’autres architectes dessinent des profils très fins et très hauts (2,90 m de hauteur sur 2 m de largeur) avec un vitrage très lourd, mais ces profils ne sont pas faits pour ce poids, et on est obligé d’avoir des sections plus épaisses. Ils confondent le bois et l’aluminium!»

Souvent, [les architectes] confondent le bois et l’aluminium.

 

Philippe Ponceblanc Architecte d’intérieur, Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine)

Cuisine en bois massif, panneaux et mélaminé, plan de travail en granit.

« La communication entre l’architecte d’intérieur et l’agenceur est essentielle et déterminante pour la finalité d’un projet. Si le concept semble vague, la réalisation devra s’appuyer sur la faisabilité. Un concept, quel qu’il soit, doit pouvoir répondre aux règles élémentaires de la construction. Il est donc indispensable d’établir un dialogue entre la conception et la réalisation. Le menuisier a la connaissance du matériau et de sa mise en œuvre. Les techniques évoluent et peuvent répondre de mieux en mieux aux attentes du concepteur. La nature de chaque matériau exige une mise en œuvre particulière, c’est d’autant plus le cas dans la réalisation de formes cintrées. Il n’est pas rare que mes échanges avec le maître d’ouvrage portant sur les éléments d’agencement et de menuiserie se déroulent en présence du menuisier. Celui-ci pourra apporter des solutions et des réponses concrètes dans l’élaboration d’un projet nécessitant une approche plus complexe qu’un simple placard ou un dressing. Le bois est un produit noble, dont la mise en œuvre offre de multiples possibilités. Il peut être utilisé en massif pour traiter des plans de travail ou des formes sculptées afin de donner du relief à du mobilier, ou bien en placage pour des habillages qui peuvent aussi prendre des formes cintrées.»

Si le concept semble vague, la réalisation devra s’appuyer sur la faisabilité.

Eric Hoen Société EMG, Villejuif (Val-de-Marne)

« On part d’un plan de principe pour donner une idée au client, puis on passe à des réunions avec l’architecte d’intérieur et lui pour les détails. Selon les besoins et les habitudes du client, on regarde les échantillons, tout est question de budget… Sur la photo, toute une partie est en bois massif ou en panneaux, les placards cachent l’électroménager, le plan de travail est en pierre, du granit noir flammé légèrement structuré. Les portes sont en mélaminé ton noyer, le parquet est en chêne massif. Les matériaux ont évolué. Avant, il y avait beaucoup de placages, du bois massif tourné, alors qu’aujourd’hui les surfaces sont beaucoup plus lisses, épurées, on va rester sur des panneaux stratifiés ou laqués, on n’a plus le temps de faire des moulures cintrées comme il y a dix ans. Et puis, on a commencé à travailler, il faudrait déjà avoir terminé! On travaille ensemble en fait, l’architecte d’intérieur n’a besoin de voir que la finition, sans s’intéresser à la structure intérieure du meuble…»

On a commencé à travailler, il faudrait déjà avoir terminé.

Katja Thom Architecte, Agathom, Toronto (Canada)

Un projet «nature» dans toute sa splendeur: cabane en bois construite sur une île de l’Ontario, au Canada, sans autre énergie que de l’imagination, une table à dessin, et beaucoup d’huile de coude (sans oublier l’unique générateur, alimenté par des panneaux solaires).

Contrairement à nos méthodes de travail habituelles, ce projet a été dessiné à la main! Il s’agissait d’un projet mené en dehors des heures de bureau, nous avons pensé qu’il était amusant de s’engager dans un bon dessin à l’ancienne pour faire une pause après des heures passées devant l’écran d’ordinateur. Le menuisier Ted Neill a suivi nos dessins de très près. Comme il n’y a pas assez d’énergie récupérée par les panneaux solaires sur l’île, tous les travaux sur le site ont dû être effectués à l’aide d’outils manuels ou d’un générateur. Ted est venu sur place et a pris des mesures de chantier très minutieuses, lui permettant de préfabriquer toutes les pièces de menuiserie dans son atelier. Il a aussi fait les portes.

Travail «à l’ancienne»

Malheureusement, Ted, avec qui nous avons travaillé pour les pièces encastrées intérieures que nous avons conçues, est décédé. C’était un menuisier à l’ancienne. Contrairement à ceux avec lesquels nous travaillons généralement, qui nous fournissent des dessins d’atelier très détaillés basés sur nos dessins architecturaux pour que nous les approuvions, Ted insistait pour nous rencontrer dans son atelier où, à travers des croquis à la main et des maquettes, nous élaborions les détails et intentions de conception. Ces réunions ont été riches en apprentissage et en discussions animées sur la construction physique, mais aussi sur le design et la philosophie. Le grand cadeau de Ted était sa capacité et son engagement à comprendre l’intention de conception et à l’intégrer à son travail. Il n’était jamais pressé et fournissait des menuiseries qui résisteront à l’utilisation et vieilliront avec grâce. Comme au constructeur, nous lui avons fourni un ensemble complet de dessins d’architecture à suivre. La saison de construction sur un site éloigné est très courte. Le projet a demandé près de trois saisons de construction. Le foyer et la structure ont représenté une saison. La saison suivante, l’enveloppe et les planchers, suivis par un autre constructeur. Enfin, pour la fenêtre et les portes, encore un autre entrepreneur. La cuisine a été conçue de telle sorte que plusieurs personnes puissent travailler en même temps. Tous les équipements et raccordements sont exposés, ce qui les rend faciles à trouver. La cuisine est un espace privilégié de socialisation.

La menuiserie fait partie du bâtiment

L’îlot central de la cuisine possède un comptoir en billot de boucher permettant de hacher directement dessus. Un trou carré est découpé dans le bloc de boucher, à travers lequel les aliments compostables tombent directement dans un seau en acier inoxydable placé sous le comptoir. Les étagères donnant sur l’îlot de cuisine épousent le seul poteau structurel nécessaire pour avoir la portée ouverte sur cet espace. Le lit de jour est placé dans le passage couvert grillagé au bout du salon, créant un espace de lecture. Il se soulève et offre un espace de rangement pour les puzzles et les jeux. Le rayonnage est cranté autour du mur. Nous voulions que la menuiserie apparaisse comme faisant partie du bâtiment lui-même, et non rapportée après-coup. Il était important pour nous qu’elle ne soit pas compliquée, mais qu’en même temps on ressente à travers cette simplicité un savoir-faire et une grande capacité de résistance à l’utilisation et au temps. L’utilisation du bois pour le mobilier intérieur et les finitions nous a été inspirée par les cabanes traditionnelles de la région. Nous nous sommes imprégnés de la langue vernaculaire des cabanes de plus de cent ans que nous avons visitées. Leurs intérieurs, tous en bois non traité, sont devenus d’un beau rouge-brun profond au fil des ans. Le changement dû au temps était lui aussi important pour nous – tout comme le chalet changera avec les générations de personnes qui l’occuperont, le bâtiment montrera son âge et se patinera année après année. De plus, contrastant avec la luminosité du site et la clarté de l’eau voisine, l’intérieur en bois de plus en plus sombre procurera une belle sensation de calme et d’abri.»

Le menuisier a suivi nos dessins de très près.